dimanche 27 avril 2008

No cash, no souci : va-t-on vers la gratuite generalisee ?

J'avais co-écrit, il y a quelques années, un article «free as a beer», pour aborder le problème de la gratuité en économie, et plus particulièrement dans le domaine des logiciels et des biens immatériels.

Je veux maintenant aborder ce problème majeur : «Peut-on imaginer un système économique sans prix», alors que, bien sûr, il y a nécessairement des coûts, monétaires ou non, peu importe ici. Dit autrement, peut-on se procurer, autrement que par des moyens illicites, un bien que l’on n’achète pas? peut-on utiliser, toujours par des moyens légaux, un service sans aucune contre-partie?

Plutôt que refaire la théorie d’une économie de don, je vais vous proposer ici une relecture critique d’un article fort intéressant, à la fois par ses avancées et par ses manques, l’article «introduction à la free économie» qui reprend lui-même un certain nombre de points soulevés par Chris Anderson, l’auteur de «the long tail» dans «Free! Why $0.00 Is the Future of Business».

En fait, toute l’histoire semble commencer il y a plus d’un siècle, lorsque un certain Monsieur Gillette, au prénom prédestiné (King), inventa un concept qui allait faire fureur bien des années plus tard, en séparant le produit (ici, un rasoir), du service (dans son cas, le rasage). Que l’on ne se méprenne pas sur mes propos. King Gillette, s’il a fait fortune en inventant les premières lames amovibles jetables après un certain usage, n’avait pas nécessairement prévu que Orange ou SFR allaient un siècle plus tard, brader le produit (le téléphone portable), pour faire payer essentiellement le service (la communication téléphonique). Mais dans sa démarche, orientée client bien avant que l’on ne parle de ce concept, il avait constaté que le nettoyage de la lame, au bout d’un certain temps, prenait plus de temps et d’effort que de changer ladite lame contre une lame neuve.

Chris Anderson en conclut, à mon avis un peu vite, que puisque le produit de base (un téléphone, une console de jeu ou un rasoir) va être vendu de moins en moins cher – il peut même être donné dans certains cas -, il en sera de même pour le service associé, que ce soit la communication téléphonique, l’utilisation de la console ou le rasage, car il suppose que le coût du «produit ou service jetable» associé va lui aussi tendre vers zéro.

Il est vrai que la communication téléphonique ou la lame de rasoir coûtent de moins en moins cher – par le simple effet de ce qui est connu en économie industrielle comme un rendement croissant – et que le coût de duplication des jeux tend lui aussi vers zéro. Mais l’amortissement des sommes, souvent fort importantes, engagées dans l’élaboration de ces jeux exige un niveau de prix minimum, au moins pendant une certaine période.

C’est d’ailleurs tout l’enjeu de ce qui se passe actuellement au niveau des biens numériques, tels les fichiers de musique ou de vidéo. Le coût de fabrication du premier exemplaire dépasse plusieurs millions d’euros ou de dollars, le coût de duplication est proche de zéro, et de surcroît cette duplication, licite ou non, peut être réalisée par tout un chacun. On pourrait d’ailleurs en dire autant de certaines molécules pharmaceutiques, dont l’investissement s’étend sur plusieurs années, mais que n’importe quel laboratoire pharmaceutique pourrait fabriquer dans des conditions de coûts bien moindre que le prix de marché affiché. Heureusement, si l’on peut dire, que le matériel pour dupliquer ces molécules n’est pas (encore ?) à la disposition de tout le monde.

Que peut-on en conclure, au moins provisoirement?

Pour moi, une double évidence s’impose. Tout produit industriel de grande consommation a pour vocation une fois inventé, de pouvoir être produit ou reproduit à un coût très bas, voire proche de zéro, du moins tant qu’il ne fait pas appel à des matières premières très rares. Et le logiciel (ou plus généralement tout bien à support numérique) rentre dans cette catégorie.

La question du prix de vente d’un tel produit pose donc un véritable problème au fabricant, qui essaie généralement de s’en sortir en misant sur un renouvellement rapide de la gamme correspondante. On invente, on produit, on vend assez cher initialement pour récupérer les fonds investis, puis on brade et/ou on permet la copie du dit-produit, tout en lançant une nouvelle gamme, supposée ou prétendue plus efficace.

De là à dire que tout va devenir gratuit, il y a plus qu’un pas, que je ne franchirai pas.

Disons simplement que, pour une période de temps donnée, certains produits, sinon ‘obsolètes’, du moins amortis, vont être vendus très peu cher, alors que d’autres produits, plus nouveaux, plus ‘sexy’, vont eux être vendus à un prix jugé ‘rationnel’ par son fabricant. L’économie a peu de lois, mais il me semble impossible d’échapper au principe suivant : toute production a un coût – même si ce coût peut varier au cours du temps; et d’une manière ou d’une autre, il faut bien compenser ce coût.

Que faut-il donc penser de la phrase « La constante diminution des coûts de production de l’économie numérique incitera bientôt la plupart des entreprises à donner la majorité de leurs produits» reprise du premier article précité?

Elle est à la fois vraie – en particulier sur la constante diminution des coûts de production – et fausse, du moins si l’on oublie le temps.

Un produit donné va peut-être finir par être donné. Mais comme il va être remplaçé par un produit prétendu plus performant qui, lui, ne sera pas donné, on a affaire en fait à une course en avant qui n’aura sans doute jamais de fin, du moins tant que les besoins de l’humanité ne seront pas satisfaits. Il y a donc encore de beaux jours pour les entrepreneurs.

PS En préparation à la discussion sur le mécanisme de la «longue traîne», présenté par Chris Anderson: pensez-vous qu'il vaut mieux vendre un seul produit, peu longtemps et très cher, ou de très nombreux produits, très longtemps et très bon marché ?

2 commentaires:

Unknown a dit…

Bonjour Bruno

Je sais pourquoi tu me manquais tant ;-)

J'ai lu avec attention ton article sur celui d'Anderson et tu connais ma marotte ;-) Je ne tire, bien sûr, pas les mêmes conclusions justes mais prudentes que toi. Et je franchis le pas de la freeconomie (libre et gratuit). Je pense même que ce débat a l'inconvénient d'être enserré dans un système, posé implicitement indépassable : celui de l'argent comme moyen universel d'échanges mais également comme fin systèmique (valeur de toutes les valeurs devenu forcément autoréférentiele). Et prendre justement en compte la réalité d'un système (comme tu le fais très bien et avec bonne foi) ne saurait pourtant dispenser, et l'urgence des crises financière, écologique, alimentaire et je rajouterai volontier d'imaginaire nous y invite avec une acuité toute particulière, de l'interroger à son point d'occlusion. La question du "spectre de la gratuité" qui hante le numérique mais aussi, et ta démonstration le souligne très bien, tous processus de production, notamment industrielle rendu aux rendements croissant et aux économies d'échelle ne saurait épuiser la question. C'est bien à une révolution paradigmatique à laquelle nous sommes appelés (convoqués même je crois) : celle de la la liberté et celle de la gratuité, régulée par l'espace publque planétaire (médias classiques et internet).
Globalisation, ressources non plus seulement rares mais comptées, caractérisation des économies développées au sceau de l'abondance (numérique, symbolique, identitaire), suppose de revenir aux fondamentaux de la définition économique : produire des biens (du bien) et des services (du service) autour du tryptique "jouissance - efficacité - morale". C'est, en ce sens, dans les pas de Marx (matérialisme historique) que j'ai souhaité poser mon travail de recherche Le seul me semble-t-il qui ait osé prendre le risque d'un absolu scientifique (la nécessité systèmique de la vie à reproduire) comme pierre de touche de sa démonstration. Et du seul point de vue économique (au sens Marxien du terme), il est à la fois immoral, inefficace et restrictement jouissif pour le plus grand nombre de poursuivre un "modèle (anti)économique" qui produit artificiellement de la rareté pour conserver son équilibre systèmique. Il paraît (voir Jean Ziegler) que nous aurions de quoi nourrir 12 milliards d'individus (nous ne somme que 6 milliards je crois)? Est-ce normal de ne pouvoir soigner des gens au seul motif qu'ils ne sont pas solvables? Qu'est ce qui justifie, sinon la référence (indépassable par elle-même de la nécessité systèmique) de vendre des logiciels, d'en planifier l'obsolescence dans cette fuite en avant que tu soulignes justement (informatiquement de plus en plus difficile a assumer (voir Vista et son succès bien relatif), moralement discutable (est-ce normal qu'il n'y ait pas de rétrocompatibilité dans les versions successives? et jouissivement poussive (j'en ai marre des virus, de la longeur au démarrage, de l'état d'insécurité de mon usage informatique))? Etc...
J'ai commencé à mettre en ligne mon travail de thèse que je souhaite poursuivre de manière ouverte et collaborative (libre et gratuit ;-) http://www.decroocq.net/freeconomie/doku.php
J'ai aussi ouvert un blog sur la question de la freeconomie : http://www.decroocq.net/bruno/these/

Je continue d'essayer en même temps de construire in vivo au travers de la création d'entreprises de freeconomie (via free2b, )le "rachat" de l'économie et la consitution d'un patrimoine économique de "bien commun"....incessible afin de réaliser la gratuité et la liberté (la crise financière pourrait m'aider à avancer plus vite encore ;-)

Vastes chantier. Globalisation, défis biologiques, technologiques, ces inédits posent à l'homme un défi anthropologique majeur : celui de la sortie de la préhistoire....Et de se décider en tant qu'homme et de se choisir une histoire, donc une humanité....

Amicalement

Bruno

Unknown a dit…

POST SCRIPTUM :
Dans ma thèse je développe l'hypothèse que Google est la nouvelle "bourse" des valeurs (et que la nouvelle monnaie est le bit informatique, celui qui permet de gérer des quantités, mais aussi des qualités et liquide, liquide...Un vrai fluide, mieux que l'argent...)....Espace public de régulation.....L'actu souligne encore la dialectique marché VS réseau et la lancinante question qui nous occupe au moins depuis "la chronique de la mort annoncée de Microsoft"....Qui est soluble dans qui???
http://www.tubbydev.com/2008/06/euro-rscg-prend.html