dimanche 27 avril 2008

No cash, no souci : va-t-on vers la gratuite generalisee ?

J'avais co-écrit, il y a quelques années, un article «free as a beer», pour aborder le problème de la gratuité en économie, et plus particulièrement dans le domaine des logiciels et des biens immatériels.

Je veux maintenant aborder ce problème majeur : «Peut-on imaginer un système économique sans prix», alors que, bien sûr, il y a nécessairement des coûts, monétaires ou non, peu importe ici. Dit autrement, peut-on se procurer, autrement que par des moyens illicites, un bien que l’on n’achète pas? peut-on utiliser, toujours par des moyens légaux, un service sans aucune contre-partie?

Plutôt que refaire la théorie d’une économie de don, je vais vous proposer ici une relecture critique d’un article fort intéressant, à la fois par ses avancées et par ses manques, l’article «introduction à la free économie» qui reprend lui-même un certain nombre de points soulevés par Chris Anderson, l’auteur de «the long tail» dans «Free! Why $0.00 Is the Future of Business».

En fait, toute l’histoire semble commencer il y a plus d’un siècle, lorsque un certain Monsieur Gillette, au prénom prédestiné (King), inventa un concept qui allait faire fureur bien des années plus tard, en séparant le produit (ici, un rasoir), du service (dans son cas, le rasage). Que l’on ne se méprenne pas sur mes propos. King Gillette, s’il a fait fortune en inventant les premières lames amovibles jetables après un certain usage, n’avait pas nécessairement prévu que Orange ou SFR allaient un siècle plus tard, brader le produit (le téléphone portable), pour faire payer essentiellement le service (la communication téléphonique). Mais dans sa démarche, orientée client bien avant que l’on ne parle de ce concept, il avait constaté que le nettoyage de la lame, au bout d’un certain temps, prenait plus de temps et d’effort que de changer ladite lame contre une lame neuve.

Chris Anderson en conclut, à mon avis un peu vite, que puisque le produit de base (un téléphone, une console de jeu ou un rasoir) va être vendu de moins en moins cher – il peut même être donné dans certains cas -, il en sera de même pour le service associé, que ce soit la communication téléphonique, l’utilisation de la console ou le rasage, car il suppose que le coût du «produit ou service jetable» associé va lui aussi tendre vers zéro.

Il est vrai que la communication téléphonique ou la lame de rasoir coûtent de moins en moins cher – par le simple effet de ce qui est connu en économie industrielle comme un rendement croissant – et que le coût de duplication des jeux tend lui aussi vers zéro. Mais l’amortissement des sommes, souvent fort importantes, engagées dans l’élaboration de ces jeux exige un niveau de prix minimum, au moins pendant une certaine période.

C’est d’ailleurs tout l’enjeu de ce qui se passe actuellement au niveau des biens numériques, tels les fichiers de musique ou de vidéo. Le coût de fabrication du premier exemplaire dépasse plusieurs millions d’euros ou de dollars, le coût de duplication est proche de zéro, et de surcroît cette duplication, licite ou non, peut être réalisée par tout un chacun. On pourrait d’ailleurs en dire autant de certaines molécules pharmaceutiques, dont l’investissement s’étend sur plusieurs années, mais que n’importe quel laboratoire pharmaceutique pourrait fabriquer dans des conditions de coûts bien moindre que le prix de marché affiché. Heureusement, si l’on peut dire, que le matériel pour dupliquer ces molécules n’est pas (encore ?) à la disposition de tout le monde.

Que peut-on en conclure, au moins provisoirement?

Pour moi, une double évidence s’impose. Tout produit industriel de grande consommation a pour vocation une fois inventé, de pouvoir être produit ou reproduit à un coût très bas, voire proche de zéro, du moins tant qu’il ne fait pas appel à des matières premières très rares. Et le logiciel (ou plus généralement tout bien à support numérique) rentre dans cette catégorie.

La question du prix de vente d’un tel produit pose donc un véritable problème au fabricant, qui essaie généralement de s’en sortir en misant sur un renouvellement rapide de la gamme correspondante. On invente, on produit, on vend assez cher initialement pour récupérer les fonds investis, puis on brade et/ou on permet la copie du dit-produit, tout en lançant une nouvelle gamme, supposée ou prétendue plus efficace.

De là à dire que tout va devenir gratuit, il y a plus qu’un pas, que je ne franchirai pas.

Disons simplement que, pour une période de temps donnée, certains produits, sinon ‘obsolètes’, du moins amortis, vont être vendus très peu cher, alors que d’autres produits, plus nouveaux, plus ‘sexy’, vont eux être vendus à un prix jugé ‘rationnel’ par son fabricant. L’économie a peu de lois, mais il me semble impossible d’échapper au principe suivant : toute production a un coût – même si ce coût peut varier au cours du temps; et d’une manière ou d’une autre, il faut bien compenser ce coût.

Que faut-il donc penser de la phrase « La constante diminution des coûts de production de l’économie numérique incitera bientôt la plupart des entreprises à donner la majorité de leurs produits» reprise du premier article précité?

Elle est à la fois vraie – en particulier sur la constante diminution des coûts de production – et fausse, du moins si l’on oublie le temps.

Un produit donné va peut-être finir par être donné. Mais comme il va être remplaçé par un produit prétendu plus performant qui, lui, ne sera pas donné, on a affaire en fait à une course en avant qui n’aura sans doute jamais de fin, du moins tant que les besoins de l’humanité ne seront pas satisfaits. Il y a donc encore de beaux jours pour les entrepreneurs.

PS En préparation à la discussion sur le mécanisme de la «longue traîne», présenté par Chris Anderson: pensez-vous qu'il vaut mieux vendre un seul produit, peu longtemps et très cher, ou de très nombreux produits, très longtemps et très bon marché ?

mardi 22 avril 2008

Travailler plus pour gagner plus?

Ce slogan, archi connu, de la campagne présidentielle française de 2007 a plusieurs qualités, et quelques défauts.

Parmi ses qualités, notons à la fois la simplicité de sa déclinaison, et sa relative justesse. ‘Toutes choses égales par ailleurs’ – c’est sur ce point que nous reviendrons – il est à la fois normal, et juste, qu’un travail supplémentaire permette à la fois de produire plus, et, en principe, de recevoir plus. En outre, tant que des besoins restent à satisfaire, tant que l’appétit national pour le gâteau du même nom n’est pas arrivé à satiété, quoi de plus normal que de chercher à produire plus pour distribuer plus !

Parmi ses défauts, ou ses inconvénients, certains ont été mis en valeur, comme celui de dire qu’en période de chômage, ceux qui vont pouvoir travailler plus ne sont pas nécessairement ceux qui sont en recherche d’emploi, et que le travail supplémentaire ira donc en priorité à ceux qui travaillent déjà. Mais ce n’est pas sur ce point que nous allons bâtir notre argumentaire critique, sans remettre totalement en question l’intérêt du slogan présidentiel.


La condition « toutes choses égales par ailleurs » - le 'ceteris paribus' de la littérature académique - paraît bien raisonnable. Elle risque pourtant – un peu comme un principe de précaution poussé à l’extrême - de bloquer l’imagination créative qui devrait servir à penser différemment, et donc à construire des réformes dont la France et les français ont sans nul doute besoin.

Travailler plus pour gagner plus s’inscrit en effet dans une vision trop statique, voire passéiste, de l’économie, en apparaissant ainsi comme l’envers de la réforme Aubry des 35 heures. Une bonne partie des problèmes rencontrés par la société française nous semble ainsi liée à une vision purement quantitative de l’économie et de sa croissance éventuelle.

Au contraire, dans une vision plus qualitative, moins ‘conservatrice’, de l’économie et du développement des activités humaines, le slogan « travailler différemment pour vivre mieux », s’il est plus difficile à décliner, nous semble de loin préférable. Ce n’est plus alors la quantité de travail – et accessoirement celle du gâteau national – qui est LA variable privilégiée, mais plutôt la qualité du travail, et la qualité du produit et du service associé au travail fourni, et la qualité des organisations qui permettent cela.

Mettre l’accent sur la quantité de travail – que ce soit en heures de travail fourni ou en heures de travail fournies ou épargnées, voire gaspillées – n’est certes pas inutile « toutes choses égales par ailleurs ». Mais quand l’on veut s’attaquer à des réformes structurelles, fondamentales, ce n’est sans doute pas dans cette direction – sinon réactionnaire du moins insuffisamment imaginative - qu’il faut se mobiliser.

Si c’était le cas, celui du « toutes choses égales par ailleurs », Google n’aurait jamais existé, l’Ipod d’Apple n’aurait jamais vu le jour, et nous en serions encore à la chasse à l’auroch et à la cueillette de baies sauvages. L’innovation ne peut évidement être décrétée, et ce n’est pas nécessairement en augmentant le nombre de chercheurs que tout ira mieux. Mais c’est en facilitant les expériences de toute sorte, et en suivant ces expérimentations, qu’elles soient sociales, techniques, organisationnelles que l’on pourra produire mieux, et peut être plus. Le Grenelle de l’Environnement, quelles qu’en soient les imperfections, a montré que l’on ne pouvait plus raisonner «toutes choses égales par ailleurs». Profitons de cette chance historique pour produire et vivre autrement, sans avoir l’œil fixé sur les indicateurs quantitatifs comme le niveau du revenu national ou du PIB. Cela imposera, certes, sinon des sacrifices, du moins des changements de mentalité, à la fois au niveau de la production et au niveau de la consommation. Ce n’est qu’à cette condition que non seulement nous continuerons à vivre différemment – et pas seulement plus longtemps – que nos parents, mais à vivre «mieux», sans nécessairement consommer davantage.

Que peut-on croire en économie?

Ce qu’on peut croire, et ce qu’il ne faut surtout pas croire, en économie.

Ce billet, comme nombre de billets de ce blog, va faire appel au bon sens du lecteur pour tenter de démythifier l’économie, ses théories et pseudo-théories. L’économie, en effet, apparaît souvent comme un sujet difficile à comprendre, en partie sans doute parce que les économistes ne font généralement pas l’effort d’être compris par d’autres que par leurs pairs. En partie aussi, du moins est-ce ma conviction, parce que l’économie repose très souvent sur des a-priori idéologiques rarement mis en avant.

Cependant, quelles que soient les raisons de cette insuffisante compréhension, l’économie est quand même beaucoup plus simple que ce que l’on veut nous faire croire (Voir à ce sujet les articles de B. Guerrien, ou dans une autre optique, ceux de C. Michel) , dès lors que l’on sépare le bon grain de l’ivraie, et les rares véritables lois économiques du grand nombre de pseudo-lois, souvent contradictoires.

Cela ne signifie nullement, hélas, qu’il est facile d’agir sur le contexte économique d’une nation. Bien peu de gens en ont réellement le pouvoir ou la capacité. Mais tout un chacun devrait pouvoir comprendre l’essentiel des tenants et aboutissants de telle ou telle décision prise par nos gouvernants, ou qui devrait être prise, dans tel ou tel but.

Pour aider à cette compréhension, et pour bien montrer que le bon sens permet de prendre un salutaire recul par rapport à ce qui est souvent transmis plus ou moins directement par les médias, nous allons commencer par un petit florilège de ce que l’on peut ‘raisonnablement’ croire en économie, de ce que l’on essaye de nous faire croire, et de ce qu’il ne faut absolument pas croire.

Tout d’abord, je voudrais revenir sur la conviction suivante, et tenter de vous la faire partager : peu de véritables lois existent en économie. Rappelons, à l’appui de cette conviction, qu’une loi, en sciences, est censée avoir une portée universelle. C’est ainsi, par exemple, que la loi d’Avogadro liant température, volume et pression en physique ne dépend pas de l’âge de l’expérimentateur ou des conditions sociales, et encore moins de la bonne volonté des molécules du gaz étudié. La loi de Newton sur la chute des corps dans le vide reliant gravité et accélération n’est pas non plus remise en question par la volonté éventuelle de la pomme à ne pas tomber, même si la relativité générale d’Einstein a montré que cette loi n’était qu’une approximation (excellente dans l’immense majorité des cas concrets vécus par tout un chacun). Une loi en science apparaît ainsi comme reliant très précisément, ou du moins à une précision que l’on peut encadrer, les diverses variables ou paramètres que l’on prend en considération (accélération et gravité dans le cas de Newton).

Cela étant rappelé, le fait que l’économie étudie, entre autres, les interactions humaines dans des processus de type production, consommation et échange n’est évidemment pas étranger à la difficulté d’élaborer des lois universelles concernant les activités humaines. Les hommes ne sont pas des robots programmables à volonté ou, ce qui revient au même, de simples fétus de paille sans volonté propre, encore moins des clones. Ne jetons donc pas trop vite la pierre aux économistes, dont la tâche de modélisation est évidemment plus difficile que celle de théoriciens des sciences ‘dures’ (comme les mathématiques, la physique ou la chimie). Leur plus grande faute, peut être la seule qui soit presque impardonnable, est de croire – ou de feindre de croire - que ce qu’ils affirment être de la science (économique) est véritablement démontré ou obtenu scientifiquement, alors que cette prétendue science est bien souvent de l’idéologie, de droite ou de gauche, peu importe ici.

Certaines lois, ou invariants, s’imposent cependant à tous. Parmi ces invariants, commençons par ce qui devrait être évident, et qui intéresse à peu près tout le monde, le pouvoir d’achat, ou, mieux, le niveau de vie, quelle qu’en soit la définition précise.

Loi du niveau de vie : pour une population stable, la croissance du niveau de vie ne peut provenir que de la croissance de l’économie, c'est-à-dire de l’augmentation des biens et services, privés ou collectifs, produits.

Face à cette évidence, plusieurs questions se posent, dès lors qu’il y a plusieurs biens et services (Deux pommes, cinq poires, trois abricots, un Ipod, une Citroen Picasso).

Question 1 : Si la répartition de ces biens et services varie dans le temps (Trois pommes, six pommes, un abricot, deux Ipod, aucune Picasso), comment homogénéiser ces différents biens et services autrement qu’en faisant intervenir un panier de référence, et une « marchandise étalon », traduite le plus souvent dans les économies modernes en argent ?

C’est tout le problème des indices. Voilà déjà une difficulté incontournable, sans solution évidente, à en juger par les discussions actuelles sur l’évolution du pouvoir d’achat en France. Cela se complique encore plus si l’on fait intervenir une modification de la population, et une hétérogénéité dans les goûts, et donc dans les paniers d’achat, de la dite population.

Question 2 : Ce ‘niveau de vie’ moyen est évidemment variable, d’un individu à un autre. Qui décide des différents niveaux de vie ? Ces décisions doivent-elles, peuvent-elles, être indépendantes de la place de l’individu considéré dans le processus de production et d’échange des biens et services considérés ? Faut-il un organisme « au dessus de tous » qui décide des différents niveaux de vie ? Est-ce la jungle ? Et dans cette jungle éventuelle, quels en sont les principes ? Est-ce la loi du plus fort, ou du plus malin, ou du plus compétent ? Ou encore la lutte de classes ?

Pour l’auteur de ces lignes, il n’y a pas de réponse définitive, donc pas de loi (absolue), mais il est sûr qu’à, un moment donné, dans un contexte donné, le fait que la ‘régulation’ de cette répartition soit plutôt soumise à une autorité centrale, ou plutôt laissée au libre arbitre d’un certain nombre d’agents, n’est pas neutre, et a sûrement un impact sur la dite répartition. D’où la question subsidiaire suivante concernant le lien éventuel entre niveau de vie moyen et décisions de répartition du revenu global.

Question 3 : Le niveau de vie global, et donc, pour une population donnée, ‘moyen’ dépend-t-il de la répartition du ‘gâteau’, si l’on entend par gâteau l’ensemble des biens et services produits et mis à disposition de la dite population ? Plus précisément, si l’on décide, à priori, que la moitié de ce qui est produit ira à 10% de la population – que ce soit parce que ces 10% ont un rôle particulier dans la production globale ou pour toute autre raison – aura-t-on des résultats différents si l’on sait, toujours a priori, que la production sera répartie autrement ?

Dit encore autrement, le niveau de vie général, c'est-à-dire la taille du gâteau, dépend t-il de la façon dont on le découpera, et de l’inégalité éventuelle des parts du gâteau ? Le problème se compliquant du seul fait que ces règles de partage, ou de découpage, sont parfois floues, et qu’elles changent aussi parfois entre le début du processus de production : on décide de la composition du gâteau, tant d’abricots, tant de pommes, tant de poires, tant d’Ipod, tant de Picasso et sa fin, le gâteau ne correspondant pas toujours à ce qui avait été prévu. En fait, toute société humaine a des règles de répartition du gâteau, plus ou moins explicites, définies en général a priori, et parfois remises en cause a posteriori. Certaines de ces règles sont marchandes ou entrepreneuriales, d’autres administratives, d’autres familiales ou tribales, d’autres peuvent avoir encore d’autres origines. Quoiqu’il en soit, dans toutes les économies ‘avancées’, c'est-à-dire celles qui ont au moins dépassé le stade de l’économie de subsistance ou de simple survie, donc avec des surplus à distribuer – ou à s’approprier – la conviction de l’auteur est la suivante : la répartition annoncée du gâteau national a une influence, plus ou moins grande, mais certaine, sur la taille du dit gâteau.. Je considère donc ceci comme une loi.

Autrement dit, vouloir séparer la question de la répartition du gâteau national de sa production, ou attendre que le gâteau soit fabriqué pour décider de sa répartition, est un leurre. C’est peut être fâcheux, mais c’est ainsi. Bien entendu, l’immense majorité des économistes sont d’accord avec cette loi.

Mais, pour des raisons idéologiques que le lecteur peut aisément imaginer, peu le disent clairement. Cette loi de répartition nous amène, par ailleurs à une autre question, qui concerne cette fois-ci, non pas la taille du gâteau, mais sa composition.

Question 4 : Ce que l’on produit (et pas uniquement la quantité produite) dépend-t-il de la répartition du gâteau ? Là encore, on peut dire que la réponse est oui, et que c’est donc une loi, que l’on peut formuer ainsi : ce que l’on va produire dépend de la répartition du revenu. Ainsi, en synthétisant nos réponses aux questions 3 et 4, on peut écrire que le niveau de vie moyen dépend doublement de la répartition du gâteau, et des revenus correspondant, à la fois quantitativement (la taille du gâteau) et qualitativement (le goût du gâteau).

Le problème majeur lié aux lois issues de nos réponses aux questions 3 et 4 est alors le suivant. S’il est relativement facile d’homogénéiser différents biens ou services en utilisant un étalon monétaire, l’euro par exemple, et donc de comparer la production correspondant à deux répartitions différentes – les statistiques montrant alors qu’une économie ‘libérale’ est en général plus ‘productive’ qu’une économie ‘socialiste’ se voulant plus égalitaire – rien ne prouve que cette production plus grande est ‘meilleure’. Comme un certain nombre d’économistes l’ont écrit, si l’on peut mesurer le PNB ou le PIB d’une nation, les instruments de mesure du BIB (bonheur intérieur brut) restent à inventer.

Pour terminer ce billet, je vais soumettre à la sagacité du lecteur une question concernant le progrès, quel que soit le sens que l’on peut donner à ce mot fourre-tout. Depuis l’aube de l’humanité, trois tendances, peut être contradictoires, ont vu le jour :

Tendance 1 (que j’appellerai tendance Edison): Progrès technologique. Les inventions technologiques diminuent les efforts à fournir pour produire et délivrer tel ou tel bien ou service, rendu ainsi plus accessible à un plus grand nombre d’individus.

Tendance 2 (tendance Malthus): Croissance démographique. Plus de bouches à nourrir (mais plus de mains (et de cerveaux) pour produire).

Tendance 3 (tendance écolo) : Epuisement de certaines ressources naturelles (charbon, pétrole) et saturation des ressources disponibles (air, eau, sol)

Une question posée à chacun d’entre nous est donc la suivante : quelle tendance va s’imposer, et le monde court-il à sa perte ?

juste prix et commerce équitable

Au risque de décevoir beaucoup de lecteurs, précisons tout de suite que la notion de « juste prix » est indécidable – au sens Godelien du terme. Plus précisément, et plus concrètement, l’élaboration d’un prix (voir aussi Paul Jorion), pour un bien donné, fait intervenir tellement de paramètres et de variables que la plupart des économistes ne tentent même plus d’expliquer la formation des prix.

Il leur est plus commode de se référer à une entité toute puissante, un deux ex machina, appelé le plus souvent « marché ».

Le marché, sans que l’on en donne vraiment la définition, se chargerait d’imposer un prix (le prix de marché) à tous les agents économiques, petits ou grands, producteurs ou consommateurs, qui n’agiraient ainsi qu’en tant que « price takers », preneurs de prix.

Comme les économistes n’en sont pas à une contradiction près, ils passent alors la main dans l’élaboration de ces prix – qui ne tombent quand même pas du ciel - aux entrepreneurs, ou plus précisément aux contrôleurs de gestion et aux comptables.

Bien entendu, en utilisant les conditions ad hoc, qui n’ont rien à voir, ni de prés ni de loin, avec les conditions de la vie réelle, on peut construire des courbes d’offre et de demande, pour n’importe quel produit ou service, ayant les propriétés de convergence nécessaire – fonctions dites contractantes- pour que le théorème du point fixe (de Brouwer-Banach) s’applique. C’est ce qui a fait la notoriété de Debreu et autres adeptes de la théorie de l’équilibre général.

Dit en termes simples, si la courbe reliant quantité offerte et prix offert par les producteurs du bien ou du service considéré a le bon goût d’avoir « une bonne tête », et si la courbe reliant demande et prix demandé par les éventuels consommateurs a elle aussi « une bonne tête », et si ces courbes restent stables, et si possible identiques, pendant tout le temps de détermination du prix d’équilibre, résultant d’une convergence plus ou moins rapide entre les prix d’offre et les prix de demande, alors l’intersection des deux courbes donnera les coordonnées du prix d’équilibre, dit de marché.

On peut raffiner tout cela, rajouter des hypothèses sur l’information partagée par, ou accessible entre, producteurs et consommateurs, sur la vitesse du processus informationnel, sur la constance des conditions d’offre et de demande, mais le résultat ne change guère. Il n’y a pas vraiment d’explication théorique indiscutable à la formation du prix par le marché, autrement qu’une explication tautologique. Le prix est ce qu’il est, point final.

La grande économiste de Cambridge, quasi contemporaine de Keynes, Joan Robinson, dans sa critique de l’économie dominante, avait montré que le seul cas à peu près réaliste où le prix « de marché » pouvait se former ainsi était dans le cadre d’une économie contrainte d’un camp de prisonniers.

Les dits prisonniers recevant, à intervalle irrégulier, mais tous ensemble, des colis ‘humanitaires’ de l’extérieur, indépendamment de leur propre demande, allaient se mettre à échanger, en fonction de leurs propres goûts. Les prix obtenus étaient ainsi uniques pour chaque produit ainsi reçu, sous les conditions supplémentaires qu’il fallait que chaque prisonnier attende avant d’échanger réellement que l’ensemble des prix soit défini – ce qui pouvait d’ailleurs ne pas se produire – et que les goûts des prisonniers ne varient pas au cours des discussions précédant l’échange effectif. Les économistes universitaires qui ont essayé, il y a quelques années, de tester par des jeux de rôle auprès de leurs étudiants ce type de scénario n’ont d’ailleurs jamais obtenu ce résultat, c'est-à-dire des prix d’équilibre, à moins de jouer eux-même le rôle de main (de fer) invisible imposant certains échanges pour dénouer la situation.

Peut-on pourtant en conclure que le prix d’un bien ou d’un service est totalement arbitraire ? Certes non. Il est évident que la demande joue son rôle.

Un produit jugé ‘trop cher’ par l’ensemble des consommateurs potentiels ne sera pas acheté, et donc ne sera pas vendu. Il sera « hors de prix », il n’aura même pas de prix de marché, puisque l’offre ne rencontrera même pas la demande. Un produit jugé à priori, avant même sa fabrication, non rentable, car ayant un prix trop bas pour l’entreprise ou l’artisan qui souhaiterait le produire, ne sera même pas proposé sur le marché, quel que soit le sens du mot ‘marché’ retenu ici. Il devra donc avoir un prix « minimum », ce minimum étant jugé ainsi par le producteur. La fourchette du prix ‘acceptable’ sera donc composée d’un prix minimum – côté offre – et d’un prix maximum – côté demande. Du moins est-ce le cas « a priori », avant la confrontation réelle entre l’offre et la demande du dit produit. En situation de mévente – ou de surproduction, ce qui peut arriver involontairement, en particulier dans le domaine agro-alimentaire - le prix réel peut être inférieur au pris minimum, dit prix de production, et conduire à des soldes – bonnes affaires pour le client. En situation de sous-production – c'est-à-dire de pénurie, volontaire ou non, là encore le secteur agro-alimentaire est souvent concerné - le prix réel peut dépasser le prix maximum que s’était fixé a priori bon nombre de clients potentiels : bonne affaire pour les vendeurs.

Que peut-on alors dire d’un éventuel juste prix, lequel, rappelons-le, a une partie indécidable.

Je propose de considérer qu’un « juste prix » doit se situer dans une fourchette de prix telle que celle définie plus haut, avec la caractéristique supplémentaire suivante. Il doit être tel que ses fluctuations soient relativement faibles dans l’intervalle de temps considéré, cet intervalle de temps étant lui-même relatif au temps nécessaire à la conception, fabrication et commercialisation du dit produit ou service. S’il faut deux ans pour concevoir et fabriquer une automobile, l’éventuel juste prix de la dite automobile ne devrait pas beaucoup varier au cours de cette période. A l’inverse, les fluctuations quasiment journalières– à la hausse en général – du prix du baril de pétrole montrent que l’on est très loin d’un juste prix, les réserves affichées de pétrole ou les prévisions de consommation du dit pétrole ne variant évidemment pas de jour en jour. Bien loin d’un juste prix, on pourrait qualifier ce type de prix, et le produit correspondant, de prix et de produit monopolistique, bien loin d’un prix « apaisé » où acheteurs et vendeurs s’efforceraient d’aller vers des échanges de type gagnant-gagnant, ce qui pourrait être une définition détournée du prix équitable, voire juste.

Qu’en serait-il alors d’un commerce équitable ? Est-ce que la notion de « juste prix », aussi peu précise soit-elle, nous permettrait d’avancer dans cette réflexion ?. Une réponse partielle pourrait être la suivante. Avant toute chose, la notion de commerce équitable repose sur la transparence et la non coercition des acteurs et des actions engagés. Tout produit, ou service, devrait être tel que sa traçabilité soit aussi grande que possible, sinon totale.

Lorsqu’un consommateur français achète un paquet de café de Colombie, il devrait pouvoir savoir, directement par une simple lecture de l’étiquette, ou non, mais en tout cas facilement, quels sont les différents intermédiaires qui lui ont permis d’acheter ce paquet, et quelle a été la rémunération des différents intermédiaires –en dehors ou en sus d’un bilan écologique et/ou énergétique, problème que nous étudierons dans un autre billet.

A charge pour ce consommateur, s’il veut aller plus loin, de rechercher la marge – le bénéfice – réalisée par chacun de ces intermédiaires, et de se demander éventuellement si cette marge permet à chacun de vivre. Si le ‘B.O.B.O.’ français avait sur sa boîte de Nike une telle répartition, il porterait sans doute un jugement différent sur ses signes extérieurs de richesse, et se chausserait peut être différemment. Et il en serait peut être de même dans certains quartiers difficiles, où il est très tendance de s’afficher avec des chaussures haut de gamme, bien loin du commerce équitable que l’on pourrait rechercher dans un tel contexte.

De plus, si l’on pense que le juste prix – aussi flou soit-il - est relié à la notion de commerce équitable, comment concilier commerce équitable et recherche d’un pouvoir d’achat moyen en hausse perpétuelle ? Sommes nous prêts à sacrifier un certain confort, aussi réduit soit-il, à l’exigence d’une transparence que nous feignons parfois de réclamer pour nous donner bonne conscience ?

Economie et idéologie: quelques fantasmes

Pour tenter de montrer que derrière de savants discours économiques se cachent bien souvent des a-priori et des préjugés idéologiques, ignorés parfois par – ou refoulés de – leurs auteurs, je vais prendre deux exemples, l’un plutôt de droite, l’autre plutôt de gauche.

Le fantasme boursier (plutôt ‘libéral’, ou ‘de droite’). C’est celui qui prétend que l’augmentation des cours de bourse d’une économie donnée pourrait être durablement plus élevée, voire beaucoup plus élevée, que la croissance de la dite économie. Autrement dit, sur une période de 15 ou 20 ans, on pourrait avoir une bourse qui croît annuellement de 6%, avec une économie ne croissant que de 2%.

Raisonnons par l’absurde, pour montrer la fausseté d’une telle croyance, pourtant répétée à l’envie par nombre de médias et de chroniqueurs financiers. Les actions représentent, sur le long terme, les profits des entreprises, profits qui sont eux même basés sur la croissance des dites entreprises. Deux cas peuvent se produire.

Soit les profits augmentent plus vite que le chiffre d’affaires, ce qui signifie que la part des salaires diminue. Cela peut évidemment se produire, mais même l’éventuelle exploitation des salariés a une limite. Il arrivera un moment où la croissance des profits se stabilisera, et progressera au même niveau que la croissance du chiffre d’affaires, ce qui correspond bien entendu à la croissance globale de l’économie.

Autre cas. Les entreprises cotées en bourse ont une croissance plus rapide que les entreprises non cotées. Mais là encore, il y a une limite basse à la croissance des entreprises non cotées. Si les entreprises non cotées font des pertes, elles disparaissent, et s’il ne reste plus que des entreprises cotées, on retrouve le même phénomène que précédemment. Sur le long terme, la croissance de la bourse ne peut dépasser celle de l’économie en général. On pourrait d’ailleurs retrouver ainsi une véritable loi, celle qui relie taux d’intérêt, taux de croissance et taux d’inflation : le taux d’intérêt (sans risque) à long terme est égal au taux de croissance de l’économie, corrigé du taux d’inflation.

Le fantasme des retraites (plutôt ‘socialiste’). La décroissance relative de la population active, ou en âge de travailler, vis-à-vis de la population des seniors, et plus généralement la décroissance des actifs par rapport aux inactifs n’aurait rien à voir avec un problème éventuel de financement des retraites, ni avec l’état de l’économie.

Le départ à la retraite après X années de cotisation étant un avantage acquis, on ne devrait sous aucun prétexte le remettre en cause. Là encore, un raisonnement par l’absurde montre que plusieurs paramètres doivent intervenir dans la question des retraites.

Rappelons tout d’abord que les retraites, qu’elles soient par répartition ou par capitalisation, sont un prélèvement sur le gâteau national. Si ce gâteau national a une croissance zéro, et si la part globale consacrée aux retraites est elle aussi stable, plus il y aura d’inactifs et plus les pensions des dits inactifs diminueront. Ainsi, si la proportion des inactifs par rapport à la population totale augmente de 1 % par an, (en passant par exemple de 40% à 41%, puis 42%) le revenu moyen des inactifs diminuera corrélativement. La seule façon de conserver le même revenu moyen serait, en l’absence de croissance, d’augmenter le prélèvement sur les actifs d’autant, c'est-à-dire en relevant les cotisations sociales. Ce qui signifie que tous les gains de productivité des actifs bénéficieraient aux inactifs, le revenu moyen des actifs restant stable.

Cela peut se faire, bien entendu, mais cela imposerait une assez grande modification des mentalités actuelles, et, pour le moins, un large consensus intergénérationnel.

Une autre méthode, bien sûr, serait d’empêcher la population des inactifs d’augmenter, ce qui ne peut être fait qu’en retardant leur âge de départ à la retraite – en dehors de la ‘solution’ plus définitive, celle d’une euthanasie collective des ‘trop vieux’.

Bien entendu, pour éviter d’opposer les actifs aux inactifs, en prenant à l’actif Pierre pour donner à l’inactif Paul, une solution (ne concernant que la bonne volonté des actifs) serait que Pierre travaille, sinon plus, du moins mieux, afin que la croissance issue du travail des Pierre, de moins en moins nombreux, permette à la fois de maintenir, voire d’augmenter le niveau de vie de Pierre, et aussi de permettre à Paul de conserver le même niveau de vie, celui qu’il avait lorsqu’il a pris sa retraite. Là encore, on peut corriger le fantasme énoncé plus haut en énonçant la loi suivante : seule la croissance économique peut empêcher, en période de décroissance de la population active et de la croissance de la population inactive, une diminution du revenu moyen de l’une ou l’autre, ou de l’une et l’autre, des populations concernées.

On peut encore imaginer d’autres cas de figure, encore moins favorables, par exemple si la population totale augmentait, avec une population active stable, et une population inactive en augmentation. Il faudrait alors, pour éviter tout problème de retraite imposant une modification des règles du jeu actuelles, que la croissance de l’économie, obtenue par les gains de productivité fournis par la population active, puisse financer à la fois le revenu des actifs, pour le moins stable, sinon en augmentation, et celui des inactifs. Là encore, c’est évidemment souhaitable, et même possible, mais cela dépend évidemment de la situation économique du moment. La fiction consistant à croire, ou à faire croire, qu’il y a quelque part un fonds de retraite dormant bien au chaud de coffre-forts bien cachés, et que ce fonds de réserve peut exister indépendamment de la situation économique du moment est une fiction intolérable, car pouvant conduire à des conflits intergénérationnels très graves.

Quelle que soit la façon de répartir le gâteau national entre actifs et inactifs, ce gâteau est produit par les actifs, et les pensions de retraite sont issus de ce gâteau là, et pas d’un gâteau qui aurait été fabriqué des années plus tôt, au moment où les inactifs actuels étaient actifs. Parler de fonds de pension semble indiquer qu’il y a réellement des fonds disponibles quelque part, indépendamment du contexte économique, ce qui est évidemment faux, même si l’on veut faire croire (là, c’est plutôt un fantasme libéral) que les retraites par capitalisation sont plus efficaces, ou plus sûres, que les retraites dites par répartition. Dans les deux cas, il s’agit bien de répartir le gâteau national en train d’être produit, pas de distribuer ce qui a été fait 10 ans plus tôt.