Au risque de décevoir beaucoup de lecteurs, précisons tout de suite que la notion de « juste prix » est indécidable – au sens Godelien du terme. Plus précisément, et plus concrètement, l’élaboration d’un prix (voir aussi Paul Jorion), pour un bien donné, fait intervenir tellement de paramètres et de variables que la plupart des économistes ne tentent même plus d’expliquer la formation des prix.
Il leur est plus commode de se référer à une entité toute puissante, un deux ex machina, appelé le plus souvent « marché ».
Le marché, sans que l’on en donne vraiment la définition, se chargerait d’imposer un prix (le prix de marché) à tous les agents économiques, petits ou grands, producteurs ou consommateurs, qui n’agiraient ainsi qu’en tant que « price takers », preneurs de prix.
Comme les économistes n’en sont pas à une contradiction près, ils passent alors la main dans l’élaboration de ces prix – qui ne tombent quand même pas du ciel - aux entrepreneurs, ou plus précisément aux contrôleurs de gestion et aux comptables.
Bien entendu, en utilisant les conditions ad hoc, qui n’ont rien à voir, ni de prés ni de loin, avec les conditions de la vie réelle, on peut construire des courbes d’offre et de demande, pour n’importe quel produit ou service, ayant les propriétés de convergence nécessaire – fonctions dites contractantes- pour que le théorème du point fixe (de Brouwer-Banach) s’applique. C’est ce qui a fait la notoriété de Debreu et autres adeptes de la théorie de l’équilibre général.
Dit en termes simples, si la courbe reliant quantité offerte et prix offert par les producteurs du bien ou du service considéré a le bon goût d’avoir « une bonne tête », et si la courbe reliant demande et prix demandé par les éventuels consommateurs a elle aussi « une bonne tête », et si ces courbes restent stables, et si possible identiques, pendant tout le temps de détermination du prix d’équilibre, résultant d’une convergence plus ou moins rapide entre les prix d’offre et les prix de demande, alors l’intersection des deux courbes donnera les coordonnées du prix d’équilibre, dit de marché.
On peut raffiner tout cela, rajouter des hypothèses sur l’information partagée par, ou accessible entre, producteurs et consommateurs, sur la vitesse du processus informationnel, sur la constance des conditions d’offre et de demande, mais le résultat ne change guère. Il n’y a pas vraiment d’explication théorique indiscutable à la formation du prix par le marché, autrement qu’une explication tautologique. Le prix est ce qu’il est, point final.
La grande économiste de Cambridge, quasi contemporaine de Keynes, Joan Robinson, dans sa critique de l’économie dominante, avait montré que le seul cas à peu près réaliste où le prix « de marché » pouvait se former ainsi était dans le cadre d’une économie contrainte d’un camp de prisonniers.
Les dits prisonniers recevant, à intervalle irrégulier, mais tous ensemble, des colis ‘humanitaires’ de l’extérieur, indépendamment de leur propre demande, allaient se mettre à échanger, en fonction de leurs propres goûts. Les prix obtenus étaient ainsi uniques pour chaque produit ainsi reçu, sous les conditions supplémentaires qu’il fallait que chaque prisonnier attende avant d’échanger réellement que l’ensemble des prix soit défini – ce qui pouvait d’ailleurs ne pas se produire – et que les goûts des prisonniers ne varient pas au cours des discussions précédant l’échange effectif. Les économistes universitaires qui ont essayé, il y a quelques années, de tester par des jeux de rôle auprès de leurs étudiants ce type de scénario n’ont d’ailleurs jamais obtenu ce résultat, c'est-à-dire des prix d’équilibre, à moins de jouer eux-même le rôle de main (de fer) invisible imposant certains échanges pour dénouer la situation.
Peut-on pourtant en conclure que le prix d’un bien ou d’un service est totalement arbitraire ? Certes non. Il est évident que la demande joue son rôle.
Un produit jugé ‘trop cher’ par l’ensemble des consommateurs potentiels ne sera pas acheté, et donc ne sera pas vendu. Il sera « hors de prix », il n’aura même pas de prix de marché, puisque l’offre ne rencontrera même pas la demande. Un produit jugé à priori, avant même sa fabrication, non rentable, car ayant un prix trop bas pour l’entreprise ou l’artisan qui souhaiterait le produire, ne sera même pas proposé sur le marché, quel que soit le sens du mot ‘marché’ retenu ici. Il devra donc avoir un prix « minimum », ce minimum étant jugé ainsi par le producteur. La fourchette du prix ‘acceptable’ sera donc composée d’un prix minimum – côté offre – et d’un prix maximum – côté demande. Du moins est-ce le cas « a priori », avant la confrontation réelle entre l’offre et la demande du dit produit. En situation de mévente – ou de surproduction, ce qui peut arriver involontairement, en particulier dans le domaine agro-alimentaire - le prix réel peut être inférieur au pris minimum, dit prix de production, et conduire à des soldes – bonnes affaires pour le client. En situation de sous-production – c'est-à-dire de pénurie, volontaire ou non, là encore le secteur agro-alimentaire est souvent concerné - le prix réel peut dépasser le prix maximum que s’était fixé a priori bon nombre de clients potentiels : bonne affaire pour les vendeurs.
Que peut-on alors dire d’un éventuel juste prix, lequel, rappelons-le, a une partie indécidable.
Je propose de considérer qu’un « juste prix » doit se situer dans une fourchette de prix telle que celle définie plus haut, avec la caractéristique supplémentaire suivante. Il doit être tel que ses fluctuations soient relativement faibles dans l’intervalle de temps considéré, cet intervalle de temps étant lui-même relatif au temps nécessaire à la conception, fabrication et commercialisation du dit produit ou service. S’il faut deux ans pour concevoir et fabriquer une automobile, l’éventuel juste prix de la dite automobile ne devrait pas beaucoup varier au cours de cette période. A l’inverse, les fluctuations quasiment journalières– à la hausse en général – du prix du baril de pétrole montrent que l’on est très loin d’un juste prix, les réserves affichées de pétrole ou les prévisions de consommation du dit pétrole ne variant évidemment pas de jour en jour. Bien loin d’un juste prix, on pourrait qualifier ce type de prix, et le produit correspondant, de prix et de produit monopolistique, bien loin d’un prix « apaisé » où acheteurs et vendeurs s’efforceraient d’aller vers des échanges de type gagnant-gagnant, ce qui pourrait être une définition détournée du prix équitable, voire juste.
Qu’en serait-il alors d’un commerce équitable ? Est-ce que la notion de « juste prix », aussi peu précise soit-elle, nous permettrait d’avancer dans cette réflexion ?. Une réponse partielle pourrait être la suivante. Avant toute chose, la notion de commerce équitable repose sur la transparence et la non coercition des acteurs et des actions engagés. Tout produit, ou service, devrait être tel que sa traçabilité soit aussi grande que possible, sinon totale.
Lorsqu’un consommateur français achète un paquet de café de Colombie, il devrait pouvoir savoir, directement par une simple lecture de l’étiquette, ou non, mais en tout cas facilement, quels sont les différents intermédiaires qui lui ont permis d’acheter ce paquet, et quelle a été la rémunération des différents intermédiaires –en dehors ou en sus d’un bilan écologique et/ou énergétique, problème que nous étudierons dans un autre billet.
A charge pour ce consommateur, s’il veut aller plus loin, de rechercher la marge – le bénéfice – réalisée par chacun de ces intermédiaires, et de se demander éventuellement si cette marge permet à chacun de vivre. Si le ‘B.O.B.O.’ français avait sur sa boîte de Nike une telle répartition, il porterait sans doute un jugement différent sur ses signes extérieurs de richesse, et se chausserait peut être différemment. Et il en serait peut être de même dans certains quartiers difficiles, où il est très tendance de s’afficher avec des chaussures haut de gamme, bien loin du commerce équitable que l’on pourrait rechercher dans un tel contexte.
De plus, si l’on pense que le juste prix – aussi flou soit-il - est relié à la notion de commerce équitable, comment concilier commerce équitable et recherche d’un pouvoir d’achat moyen en hausse perpétuelle ? Sommes nous prêts à sacrifier un certain confort, aussi réduit soit-il, à l’exigence d’une transparence que nous feignons parfois de réclamer pour nous donner bonne conscience ?
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