vendredi 17 septembre 2010

Demande effective et multiplicateur : une approche ricardo-marxienne

( reprise d’un article paru en 1976 comme ‘working paper’ à HEC-Paris)

Nous allons montrer dans cette note que le principe de Demande Effective de Keynes implique , en période de sous-emploi, et de sous-utilisation des capacités de production, qu’une augmentation du taux salarial , avec blocage des prix, peut conduire à la fois à une diminution du chômage et à une augmentation en termes réels du Revenu National et ce, plus efficacement que le remède keynésien traditionnel d’augmentation des investissements.

Pour justifier ce résultat, nous allons introduire un modèle très simple, un modèle bi-sectoriel : biens d’équipement/biens de consommation.

Un modèle plus réaliste à trois secteurs (biens d’équipement, consommation intermédiaire et biens de consommation) fera l’objet d’un article ultérieur, mais ne changera pas profondément nos résultats.

On pourrait aussi objecter à notre démarche le fait que nous ne tenions pas compte ici des échanges extérieurs – ce qui fera là aussi l’objet d’un article ultérieur – et que nous raisonnions en termes réels plutôt qu’en termes monétaires (raison pour laquelle nous avons opté pour un blocage des prix, mais cette restriction, elle non plus, ne change pas profondément le résultat, et sera levée dans un autre article).

Présentation du modèle ‘de production’:
La production brute d’une période ‘t’ sera notée PROD(t), et sera décomposée en deux parties, deux secteurs , PROD(1,t) et PROD(2,t)

Chaque production sera elle-même décomposée en trois parties, Amortissements (AMOR), Salaires (SAL) et Profits (PROF), et ce pour les deux secteurs considérés.

Equipements : PROD(1,t) = AMOR(1,t) + SAL(1,t) + PROF(1,t) (Equation E1) Consommation : PROD(2,t) = AMOR(2,t) + SAL(2,t) + PROF(2,t) (Equation E2)

Dans un contexte de croissance nulle (la reproduction simple décrite par Marx dans le livre II du Capital) l’investissement net serait nul (entre autres) et nous aurions : PROD(1,t) = AMOR(1,t) + AMOR(2,t) (investissement net nul) et PROD(2,t) = SAL(t) + PROF(t), ou en ajoutant terme à terme les deux équations et en simplifiant : SAL(1,t) + PROF(1,t) = AMOR (2,t) (Equation E3), qui indique que les « revenus » du premier secteur doivent ętre égaux aux amortissements, c’est-à-dire à la dépréciation du capital du second secteur (en cas de croissance zéro, c’est-à-dire de situation ‘stable’, avec ou sans sous-emploi)

A ce « modèle de production » ajoutons maintenant un « modèle de consommation » post-keynésien, en introduisant une « propension à consommer ».

Un modèle de ‘consommation’ :
Appelons p(S,t) la propension à consommer des Salariés, et p(R,t) la propension à consommer des ‘Rentiers’, ou des ‘Capitalistes’.

Le principe keynésien de Demande Effective « les Entrepreneurs ne produisent que si la production peut être achetée, par les revenus créés dans la production, en laissant une certaine marge bénéficiaire » s’écrira alors :

Investissement net : INVN(t) = SAL(t)*[1-p(S,t)] + PROF(t)*[1-p(R,t)] (H.1)
Prod. Biens Consom. : PROD(2,t)= SAL(t)*[p(S,t)] + PROF(t)*[p(R,t)] (H.2)

Si nous supposons, pour simplifier, que ces propensions ne varient pas trop vite au cours du temps, on peut écrire :

Investissement net : INVN(t) = SAL(t)*[1-p(S)] + PROF(t)*[1-p(R)] (H.1bis)
Prod. Biens Consom. : PROD(2,t)= SAL(t)*[p(S)] + PROF(t)*[p(R)] (H.2bis)

Le ‘raisonnement de Demande Effective’ des entrepreneurs peut être alors traduit par l’algorithme (ou la démarche) suivant :

1) Les entrepreneurs, anticipant un certain niveau de la demande à long terme, décident un investissement net de I0 INVN(t) = I0 (Equation H.3)

2) Connaissant (soit statistiquement, soit psychologiquement, soit de toute autre façon) les propensions à épargner (complémentaires à 1 des propensions à consommer), le niveau de la masse salariale, donc de l’emploi, ne va plus dépendre que de la répartition entre SAL(t) et PROF(t).

Si la ‘marge unitaire sur coûts directs’ (le taux d’exploitation de Marx) : e(t) = PROF(t)/SAL(t), est supposée connue ( la détermination exogène de ce taux de marge, ou d’exploitation, peut résulter de ‘négociations entre partenaires sociaux’ , ou de rapports de forces entre Salariés et Entrepreneurs, ou d’une fixation autoritaire par un organisme de planification) on obtient :

SAL(t) = INVN(t) * (1/[(1-p(S)) + e(t)*(1-p(R))]) (Equation E.4)

D’où les résultats fondamentaux suivants qui se déduisent de E.4:

a) Le niveau de la masse salariale est donc, pour un investissement donné ( INVN(t) = I0), fonction décroissante du taux de marge, ou d’exploitation, e(t). Si ce résultat n’est pas très étonnant, le second résultat est, lui, beaucoup plus remarquable.

b) Le niveau de la production de biens de consommation est lui aussi fonction décroissante du taux de marge – ou d’exploitation – sous la seule condition que les ‘rentiers’ épargnent plus que les salariés.

En effet, si l’on écrit, en fusionnant H.2bis et E.4 :
PROD(2,t) = SAL(t)*[p(S) + e(t)*p(R)]

On obtient :
PROD(2,t) = INVN(t) * ([p(S) + e(t)*p(R)]/[(1-p(S)) + e(t)*(1-p(R))]) (E.5)

La production du secteur des biens de consommation, PROD(2,t), fonction homographique en « e(t) », est bien fonction décroissante (lorsque 0 inférieur à p(R) inférieur à p(S) )

c)le Revenu Net global est lui aussi fonction décroissante du taux d’exploitation , en définissant Y(t) ou RN(t) comme étant égal à : Y(t) = PROD(2,t) + INVN(t) (rappelons que INVN(t) = PROD(1,t) – AMOR(t) ), puisque l’on obtient : Y(t) = INVN(t) *[1+ ([p(S) + e(t)*p(R)]/[(1-p(S)) + e(t)*(1-p(R))])] (E.6)

Multiplicateur keynésien et partage Salaires/Profits :
Nous avons ainsi montré – du moins tant que les capacités de production ne sont pas saturées – que la meilleure façon ‘collective’ de relancer la croissance – sous nos hypothèses de travail – était d’augmenter la part du revenu national allant aux salaires , et ce, de façon ex ante, c’est-à-dire anticipée, afin que le principe de demande effective puisse s’appliquer.

Bien entendu, Keynes ne pouvait pas vraiment suggérer cela, et s’est contenté d’utiliser un ‘multiplicateur’ constant (et non variable en fonction du partage Salaires/Profits) pour recommander d’augmenter les investissements, le Revenu National étant trivialement fonction croissante du niveau retenu pour l’investissement net INVN(t) ou I0.

Entre payer des chômeurs à creuser des trous et à les reboucher (les fameux grands travaux des Ateliers nationaux) ou encore utilisés à développer les industries d’armement (qui n’ont pas les mêmes besoins de « demande solvable »), et augmenter les salaires, il est clair qu’une certaine idéologie peut inciter à choisir telle ou telle branche de l’alternative.

De fait, si nous appelons µ(t) l’expression que nous avons trouvée implicitement pour le multiplicateur, qui n’est autre que le ratio entre le revenu, Y(t) et l’investissement INVN(t), nous pouvons écrire, à partie de E.6 : µ(t) = (1+ ([p(S) + e(t)*p(R)])/[(1-p(S)) + e(t)*(1-p(R))])] (E.7) µ(t) apparaissant bien comme une fonction décroissante de e(t) = PROF(t)/SAL(t)

Commentaires, suggestions, critiques bienvenus, Bruno Lemaire.

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