J'avais co-écrit, il y a quelques années, un article «free as a beer», pour aborder le problème de la gratuité en économie, et plus particulièrement dans le domaine des logiciels et des biens immatériels.
Je veux maintenant aborder ce problème majeur : «Peut-on imaginer un système économique sans prix», alors que, bien sûr, il y a nécessairement des coûts, monétaires ou non, peu importe ici. Dit autrement, peut-on se procurer, autrement que par des moyens illicites, un bien que l’on n’achète pas? peut-on utiliser, toujours par des moyens légaux, un service sans aucune contre-partie?
Plutôt que refaire la théorie d’une économie de don, je vais vous proposer ici une relecture critique d’un article fort intéressant, à la fois par ses avancées et par ses manques, l’article «introduction à la free économie» qui reprend lui-même un certain nombre de points soulevés par Chris Anderson, l’auteur de «the long tail» dans «Free! Why $0.00 Is the Future of Business».
En fait, toute l’histoire semble commencer il y a plus d’un siècle, lorsque un certain Monsieur Gillette, au prénom prédestiné (King), inventa un concept qui allait faire fureur bien des années plus tard, en séparant le produit (ici, un rasoir), du service (dans son cas, le rasage). Que l’on ne se méprenne pas sur mes propos. King Gillette, s’il a fait fortune en inventant les premières lames amovibles jetables après un certain usage, n’avait pas nécessairement prévu que Orange ou SFR allaient un siècle plus tard, brader le produit (le téléphone portable), pour faire payer essentiellement le service (la communication téléphonique). Mais dans sa démarche, orientée client bien avant que l’on ne parle de ce concept, il avait constaté que le nettoyage de la lame, au bout d’un certain temps, prenait plus de temps et d’effort que de changer ladite lame contre une lame neuve.
Chris Anderson en conclut, à mon avis un peu vite, que puisque le produit de base (un téléphone, une console de jeu ou un rasoir) va être vendu de moins en moins cher – il peut même être donné dans certains cas -, il en sera de même pour le service associé, que ce soit la communication téléphonique, l’utilisation de la console ou le rasage, car il suppose que le coût du «produit ou service jetable» associé va lui aussi tendre vers zéro.
Il est vrai que la communication téléphonique ou la lame de rasoir coûtent de moins en moins cher – par le simple effet de ce qui est connu en économie industrielle comme un rendement croissant – et que le coût de duplication des jeux tend lui aussi vers zéro. Mais l’amortissement des sommes, souvent fort importantes, engagées dans l’élaboration de ces jeux exige un niveau de prix minimum, au moins pendant une certaine période.
C’est d’ailleurs tout l’enjeu de ce qui se passe actuellement au niveau des biens numériques, tels les fichiers de musique ou de vidéo. Le coût de fabrication du premier exemplaire dépasse plusieurs millions d’euros ou de dollars, le coût de duplication est proche de zéro, et de surcroît cette duplication, licite ou non, peut être réalisée par tout un chacun. On pourrait d’ailleurs en dire autant de certaines molécules pharmaceutiques, dont l’investissement s’étend sur plusieurs années, mais que n’importe quel laboratoire pharmaceutique pourrait fabriquer dans des conditions de coûts bien moindre que le prix de marché affiché. Heureusement, si l’on peut dire, que le matériel pour dupliquer ces molécules n’est pas (encore ?) à la disposition de tout le monde.
Que peut-on en conclure, au moins provisoirement?
Pour moi, une double évidence s’impose. Tout produit industriel de grande consommation a pour vocation une fois inventé, de pouvoir être produit ou reproduit à un coût très bas, voire proche de zéro, du moins tant qu’il ne fait pas appel à des matières premières très rares. Et le logiciel (ou plus généralement tout bien à support numérique) rentre dans cette catégorie.
La question du prix de vente d’un tel produit pose donc un véritable problème au fabricant, qui essaie généralement de s’en sortir en misant sur un renouvellement rapide de la gamme correspondante. On invente, on produit, on vend assez cher initialement pour récupérer les fonds investis, puis on brade et/ou on permet la copie du dit-produit, tout en lançant une nouvelle gamme, supposée ou prétendue plus efficace.
De là à dire que tout va devenir gratuit, il y a plus qu’un pas, que je ne franchirai pas.
Disons simplement que, pour une période de temps donnée, certains produits, sinon ‘obsolètes’, du moins amortis, vont être vendus très peu cher, alors que d’autres produits, plus nouveaux, plus ‘sexy’, vont eux être vendus à un prix jugé ‘rationnel’ par son fabricant. L’économie a peu de lois, mais il me semble impossible d’échapper au principe suivant : toute production a un coût – même si ce coût peut varier au cours du temps; et d’une manière ou d’une autre, il faut bien compenser ce coût.
Que faut-il donc penser de la phrase « La constante diminution des coûts de production de l’économie numérique incitera bientôt la plupart des entreprises à donner la majorité de leurs produits» reprise du premier article précité?
Elle est à la fois vraie – en particulier sur la constante diminution des coûts de production – et fausse, du moins si l’on oublie le temps.
Un produit donné va peut-être finir par être donné. Mais comme il va être remplaçé par un produit prétendu plus performant qui, lui, ne sera pas donné, on a affaire en fait à une course en avant qui n’aura sans doute jamais de fin, du moins tant que les besoins de l’humanité ne seront pas satisfaits. Il y a donc encore de beaux jours pour les entrepreneurs.
PS En préparation à la discussion sur le mécanisme de la «longue traîne», présenté par Chris Anderson: pensez-vous qu'il vaut mieux vendre un seul produit, peu longtemps et très cher, ou de très nombreux produits, très longtemps et très bon marché ?